Qui n'a jamais souri en voyant Charlie Chaplin déambuler avec son célèbre chapeau melon ? Cet accessoire si particulier, immortalisé par Charlot, René Magritte ou encore John Steed dans "Chapeau melon et bottes de cuir", cache une histoire bien plus riche qu'on ne l'imagine. Derrière cette forme si reconnaissable se cache un récit fascinant qui nous mène des campagnes anglaises du XIXe siècle aux podiums de mode contemporains.
Mais d'où vient exactement cette appellation de "chapeau melon" ? Pourquoi les Anglais l'appellent-ils "bowler hat" ? Et comment un simple accessoire utilitaire est-il devenu une véritable icône culturelle ? Plongeons dans l'univers captivant de ce couvre-chef qui a traversé les époques sans prendre une ride.

Tout commence par un problème bien concret. Edward Coke, neveu du comte de Leicester, en a assez de voir ses gardes-chasse et gardes forestiers abîmer leurs hauts-de-forme lors de leurs missions. Ces chapeaux élégants, parfaits pour la haute société londonienne, se révèlent totalement inadaptés aux réalités du terrain.
Les branches accrochent le rebord, la hauteur pose problème lors des passages sous les feuillages, et la fragilité du feutre traditionnel ne résiste pas aux activités rurales. Il faut trouver une solution ! Edward Coke a une idée précise en tête : un chapeau aussi rigide qu'un haut-de-forme, mais plus bas et surtout plus résistant.
Le 17 décembre 1849, il pousse la porte de James Lock & Company, une chapellerie réputée de Londres. Sa demande est claire et précise. Il veut un modèle spécial, conçu sur mesure pour les besoins spécifiques de ses employés. L'établissement accepte le défi et confie la réalisation à deux artisans chapeliers de talent : les frères Thomas et William Bowler.
Logiquement, ce nouveau chapeau prend d'abord le nom de son commanditaire. On l'appelle alors "Cokehat" (prononcé "cook"), en l'honneur d'Edward Coke. Mais les frères Bowler vont marquer l'histoire de leur empreinte.
Ces chapeliers londoniens, installés à Southwark, maîtrisent parfaitement leur art. Ils créent un modèle révolutionnaire qui répond exactement aux attentes d'Edward Coke. L'anecdote raconte qu'avant de finaliser son achat, Coke aurait testé la solidité du chapeau en... marchant dessus ! Le couvre-chef résiste à l'épreuve, et notre homme repart satisfait après avoir déboursé 12 shillings.
Le succès est immédiat. Rapidement, ce nouveau type de chapeau devient populaire bien au-delà des gardes-chasse. La bourgeoisie l'adopte, les classes ouvrières aussi. Et naturellement, on commence à l'appeler "bowler hat" du nom de ses créateurs. Une évolution linguistique qui s'impose d'elle-même.
En 1862, même le futur roi Édouard VII le porte lors d'une visite officielle dans un hôpital. Le chapeau bowler a définitivement quitté les forêts pour conquérir les salons.
Voilà bien une particularité française ! Pendant que les Anglais gardent le nom "bowler", les Français choisissent une appellation beaucoup plus... poétique. "Melon". Tout simplement.
La raison ? Elle saute aux yeux dès qu'on observe la forme caractéristique de ce chapeau. Cette calotte parfaitement bombée, ces contours arrondis, cette silhouette généreuse... tout rappelle irrésistiblement le fruit du même nom ! Les chapeliers français, toujours prompts à cultiver l'art de la métaphore, n'ont pas résisté à cette évidence visuelle.
Cette différenciation linguistique révèle aussi une approche culturelle distincte. Là où les Anglais privilégient une référence à l'artisan créateur, les Français préfèrent une image concrète, familière. Une approche qui reflète parfaitement l'esprit de chaque pays dans sa relation à la mode et aux accessoires.
En Belgique, on trouve d'ailleurs une variante amusante : "chapeau boule". Encore une référence à la rondeur caractéristique !
Créer un véritable chapeau melon, ce n'est pas de la plaisanterie. Les frères Bowler ont développé un processus de fabrication révolutionnaire pour l'époque. Le secret ? Un traitement chimique sophistiqué qui transforme le feutre ordinaire en matériau ultra-résistant.
La recette originale fait appel à une laque très spéciale, composée d'un mélange surprenant : de la mélasse noire obtenue grâce aux sucs d'un insecte d'Extrême-Orient, mélangée à de l'alcool. Cette préparation, appliquée sur le feutre, le durcit considérablement.
Vient ensuite le moulage sur une forme en bois, parfaitement calibrée. Chaque chapeau est façonné individuellement, puis poncé au papier de verre pour obtenir cette surface lisse si caractéristique. Un travail d'orfèvre qui explique la qualité exceptionnelle de ces accessoires.
Cette innovation technique représente un véritable bond en avant dans l'industrie chapelière. Enfin, on dispose d'un couvre-chef alliant élégance et robustesse ! Une prouesse qui va rapidement faire école dans toute l'Europe.
Chaque étape compte dans la création d'un chapeau melon authentique. Après le durcissement chimique, les artisans procèdent à un façonnage précis de la forme bombée. Les bords, légèrement relevés, demandent une attention particulière pour obtenir cette courbe si reconnaissable.
La finition au papier de verre n'est pas anodine : elle garantit cette texture parfaitement lisse qui accroche si bien la lumière. Un détail qui fait toute la différence entre un simple chapeau et un véritable chapeau melon !
Entre 1880 et 1920, le chapeau melon connaît son heure de gloire absolue. Fini le simple accessoire utilitaire ! Il devient LE symbole de la respectabilité masculine, particulièrement en Angleterre mais aussi dans toute l'Europe.
L'image d'Épinal de cette époque ? Un gentleman moustachu, sanglé dans un costume trois-pièces impeccable, arborant fièrement son chapeau melon. Cette combinaison devient le code vestimentaire de la bourgeoisie montante et des classes laborieuses aspirant à l'ascension sociale.
Car c'est bien là toute la force de cet accessoire : il transcende les barrières sociales. Le banquier londonien et l'ouvrier ambitieux portent le même chapeau. Une démocratisation remarquable pour l'époque !
Les hommes sortent coiffés de leur melon, qu'ils associent volontiers à la jaquette et au nœud papillon pour les occasions plus formelles. Aller au bureau, se rendre au théâtre, participer à une réception... le chapeau melon s'impose partout.
Cette popularité révèle quelque chose de profond sur la société victorienne et post-victorienne. Le chapeau melon incarne parfaitement l'esprit de l'époque : le progrès technique au service de l'élégance, l'ambition sociale accessible à tous, la modernité qui n'oublie pas les codes.
Même les figures de hors-la-loi américains l'adoptent ! Butch Cassidy et Billy the Kid arborent fièrement leur bowler hat, cassant l'image traditionnelle du cow-boy au chapeau à larges bords. Une ironie de l'histoire : le "vrai" chapeau de la conquête de l'Ouest n'était pas le Stetson, mais bien le bowler hat !
Le voyage du chapeau melon à travers le monde a donné naissance à une riche variété d'appellations. Chaque pays, chaque culture a trouvé son propre nom pour désigner cet accessoire si particulier.
Outre-Atlantique, les Américains l'ont baptisé "derby hat", du nom des courses hippiques où il était très porté. Dans certaines régions britanniques, on l'appelle encore "billycock", une référence plus rustique à ses origines campagnardes.
La Belgique a opté pour "chapeau boule", privilégiant comme la France une référence à sa forme. En Amérique du Sud, particulièrement au Pérou et en Bolivie, c'est "bombín" qui s'est imposé. Là-bas, curieusement, ce sont surtout les femmes qui le portent !
Cette diversité terminologique témoigne de l'adaptation remarquable de cet accessoire aux différentes cultures. Chaque pays se l'est approprié, lui donnant un nom qui correspond à sa propre vision esthétique ou culturelle.
L'histoire du bombín sud-américain mérite qu'on s'y attarde. Selon la légende, tout serait parti d'une erreur de commande ! Une importante cargaison de chapeaux, destinée aux cheminots britanniques, serait arrivée dans la mauvaise couleur. Plutôt marron que noir...
Plutôt que de renvoyer la marchandise, les importateurs l'auraient proposée aux femmes aymaras et quechuas qui migraient vers les villes. On leur aurait même fait croire que porter le bombín favoriserait leur fertilité ! Une anecdote qui illustre parfaitement les chemins imprévisibles de la mode.
Impossible d'évoquer le chapeau melon sans penser immédiatement à ses ambassadeurs les plus célèbres. Charlie Chaplin et son personnage de Charlot ont probablement fait plus pour la notoriété mondiale de cet accessoire que tous les chapeliers réunis !
Cette silhouette si reconnaissable - la démarche chaloupée, la canne, la moustache et bien sûr le chapeau melon - a marqué des générations entières. Charlot a transformé un symbole de respectabilité bourgeoise en emblème de poésie burlesque.
Laurel et Hardy ont poursuivi cette tradition, immortalisant le duo chapeau melon et comédie. Difficile d'imaginer ces deux compères sans leur couvre-chef fétiche ! Leur complicité avec cet accessoire fait partie intégrante de leur charme.
Côté littérature et cinéma policier, le commissaire Maigret de Simenon a longtemps arboré le chapeau melon avant que Jean Gabin ne lui préfère autre chose dans "Maigret tend un piège" en 1958. Un changement qui marque symboliquement le début du déclin de cet accessoire.
René Magritte mérite un chapitre à lui seul dans cette histoire. Le peintre belge a érigé le chapeau melon en véritable obsession artistique. "L'homme au chapeau melon", "Le fils de l'homme"... ses toiles les plus célèbres mettent en scène cet accessoire devenu symbole de l'homme moderne dans toute sa complexité.
Chez Magritte, le chapeau melon perd sa dimension sociale pour acquérir une portée philosophique. Il incarne l'anonymat de l'individu contemporain, la standardisation, mais aussi le mystère qui se cache derrière les apparences. Une métamorphose artistique fascinante !
John Steed, le héros de "Chapeau melon et bottes de cuir", a redonné une seconde jeunesse à cet accessoire dans les années 60. Élégant, distingué, toujours impeccablement vêtu, il a modernisé l'image du chapeau melon pour une nouvelle génération.
Après les années 1950, le chapeau melon connaît un déclin progressif mais inexorable. Les codes vestimentaires évoluent, la société se décontracte. Le borsalino, plus souple et confortable, prend peu à peu sa place dans la garde-robe masculine.
Cette évolution reflète les changements sociétaux profonds de l'après-guerre. La rigidité victorienne cède place à une approche plus décontractée de l'élégance. Le chapeau melon, avec sa symbolique de respectabilité contrainte, ne correspond plus à l'air du temps.
Pourtant, il ne disparaît jamais complètement. Certains événements mondains continuent de l'exiger : le prix de Diane à Chantilly reste un rendez-vous incontournable où messieurs en chapeau melon côtoient dames aux coiffures extravagantes. Une tradition qui perdure...
Les sous-cultures s'en emparent aussi. Le mouvement punk, toujours friand de détournements, adopte le chapeau melon comme symbole de rébellion chic. Une ironie délicieuse quand on connaît ses origines bourgeoises !
Depuis quelques années, on assiste à un véritable retour en grâce du chapeau melon. La mode vintage fait des émules, les jeunes générations redécouvrent le charme de l'élégance classique. Les créateurs n'hésitent plus à revisiter cet accessoire intemporel.
Les artistes contemporains continuent de s'en inspirer, les photographes de mode le remettent au goût du jour. Le chapeau melon traverse les époques en gardant intact son pouvoir de fascination.
De la commande pragmatique d'Edward Coke aux podiums de mode contemporains, le chapeau melon a écrit une histoire unique. Cet accessoire né d'un besoin pratique est devenu bien plus qu'un simple couvre-chef : une icône culturelle, un symbole artistique, un marqueur social.
Son évolution nomenclaturale - du "Coke hat" au "bowler hat", du "bowler" au "melon" - témoigne de sa capacité d'adaptation remarquable. Chaque époque, chaque culture s'est approprié cet objet en lui donnant sa propre couleur, sa propre signification.
Aujourd'hui encore, porter un chapeau melon ne laisse personne indifférent. Qu'on y voie un clin d'œil vintage, une référence artistique ou simplement un choix esthétique audacieux, cet accessoire continue de faire parler de lui.
Les amateurs de belle chapellerie savent reconnaître un véritable chapeau melon : cette forme si particulière, cette qualité de feutre incomparable, ce savoir-faire artisanal qui traverse les siècles. Car au-delà des modes et des tendances, reste l'excellence d'un objet pensé pour durer.
Le chapeau melon a su traverser plus d'un siècle et demi en gardant intact son charme singulier. Une longévité qui témoigne de la justesse de sa conception originelle et de son pouvoir d'évocation intemporel. Nul doute qu'il continuera longtemps encore à faire rêver les amoureux d'élégance et d'histoire !